Traduction d’un article de Noah Zazanis paru le 1er juillet 2022 sur spectrejournal
Si l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade était depuis longtemps dans les plans de la droite anti-avortement, les tentatives de restreindre le droit à l’avortement depuis des décennies ne visaient pas la jurisprudence Roe directement: elles ciblaient l’accès à l’avortement de façon détournée par l’instauration de délais de réflexion obligatoires ou de lois imposant un accord des parents pour pouvoir avorter. La logique apparente des lois d’autorisation parentale est la même que celle entravant la transition des mineurs: l’avortement est une procédure médicale sérieuse, irréversible pour laquelle des mineurs de moins de 18 ans ne pourraient pas donner un consentement éclairé. Comme les opposants aux soins de transition, les idéologues anti-avortement mettent en avant de supposés risques d’infertilité d’un regret de la procédure.
Pour faire face à cette stratégie des réactionnaires, nous devons voir la logique commune et voir leur double offensive comme faisant partie d’une stratégie plus large avec des implications cumulées pour les personnes susceptibles d’avoir recours à l’avortement et pour toutes les personnes trans.
Déjà plusieurs mois avant l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health, qui est revenu sur 49 ans de jurisprudence protégeant le droit à l’avortement, une série d’États ont envisagé ou adopté des lois visant à empêcher les transitions de mineurs. La loi floridienne H1557, surnommée « Don’t Say Gay » bill par la presse cible la discussion de l’identité de genre ou de l’orientation sexuelle par les professeurs des écoles ou des collèges pour tenter d’interrompre la reproduction sociale d’identités non cisgenres-hétérosexuelles en dehors de la sphère privée. À l’inverse, le récent décret exécutif du Texas concerne les parents et tuteurs légaux de jeunes trans, par une très libre réintéprétation de la loi contre la maltraitance infantile qui rendraient toutes les technologies de transition médicale « maltraitantes » aux yeux de la loi.
Les offensives de la droite contre l’avortement, la transition et les sociabilités LGBT visent à renforcer la famille bourgeoise par tous les moyens nécessaires. Pour les combattre, nous devons dépasser les stratégies d’organisations de type ONG LGBT ou pro-choix pour aller vers une lutte indépendante des travailleuses et des travailleurs pour les moyens de reproduction.
Malgré sa majorité au niveau fédéral, la réponse du Parti Démocrate à chacune de ces attaques sur l’autonomie corporelle a été prévisiblement molle, offrant au mieux un soutien symbolique « au droit d’une femme de choisir » assorti de posts sur les réseaux sociaux représentant des drapeaux trans devant les bureaux du Congrès. Durant plusieurs décennies, la direction démocrate a traité l’avortement comme un bâton électoral (« votez pour nous ou perdez Roe »): et plus récemment dans les années post-Obergefell (NDLR: arrêt garantissant le droit au mariage homosexuel dans tous les États Unis), les « questions LGBT » ont été instrumentalisées de la même façon.
Les ONG LGBTI ou de défense des droits reproductifs nous ont également trahis: Planned Parenthood, le Guttmacher Institute, et le National Center For Transgender Equality sont toutes coupables de manoeuvres anti-syndicales et de pratiques de management abusives. À chaque vague de réaction vient un nouveau rappel de voter démocrate, et des travailleurs de ces ONG sont forcés de faire des heures supplémentaires non payées.
Les limites des ONG alternatives
D’autres ONG plus petites, moins directement liées au Parti Démocrate se sont concentrées sur l’éducation et la mise à disposition de matériel pour des avortements médicamenteux auto-administrés, et sur la lutte contre la criminalisation des fausses couches sous des lois sur « l’homicide fétal ». Ces activités étaient déjà vitales avant Dobbs, étant donné que les cliniques pratiquant des avortements étaient déjà physiquement ou financièrement inaccessibles pour beaucoup de personnes enceintes. L’avortement auto-administré est une option particulièrement importante pour les personnes trans, les TDS et les usagers de drogues auxquels le système de santé, y compris les cliniques d’avortement, est structurellement hostile. En ce début de l’ère Dobbs, alors que la National Right To Life Coalition revendique la criminalisation des individus et des organisations qui « aident et encouragent » à l’avortement, la défense de la légalité des avortements auto-administrés n’a jamais été aussi cruciale. Mais en même temps, l’attention portée par ces petites ONG sur l’accessibilité et la légalité de l’avortement auto-administré conduit dans les faits à ne pas poser les questions de qui gère les cliniques, de leur fonctionnement et de comment lutter contre ceux qui veulent les faire fermer.
Les militant.e.s « de base » pro-avortement les plus attachées à la décriminalisation de l’avortement auto-administré sont les femmes racisées et les personnes trans qui dressent souvent des parallèles entre la répression de l’avortement (spontané ou induit), et celle des parents qui consomment des drogues ou vendent des services sexuels. Pourtant, même les ONG qui appellent à « l’action directe » ou à « l’aide mutuell » en défense du droit à l’avortement semblent embourbées dans une sorte de politique de la respectabilité. Quand des groupes affinitaires anarchistes se nommant « Jane’s Revenge » ont vandalisé des fausses cliniques anti-avortement, Erin Madson, dirigeante de Reproaction a publié un communiqué dénonçant leurs méthodes, tout en se présentant comme la « leader nationale de l’action directe non-violente et en militantisme innovant de lutte contre les fausses cliniques d’avortement ».
Elle écrit:
Vandaliser les fausses cliniques d’avortement n’aide pas les personnes souhaitant avorter. Cela ne fait qu’alimenter la rhétorique de victimisation de la droite, alors même que c’est elle qui harcèle les soignant.e.s pratiquant l’avotement, les patient.e.s et le personnel. La non-violence est largement pratiquée au sein des mouvements progressistes et pour les droits reproductifs, et c’est elle qui nous permet de gagner.
Il s’agit d’une déformation fondamentale du principe même de « l’action directe », une méthode fondamentale du mouvement ouvrier et du militantisme radical qui consiste à agir sans demander la permission. L’action directe fait que les oppresseurs se sentent menacés, que ce soit par le blocage d’une autoroute ou un cassage de vitrine: c’est le but. Chaque heure pendant laquelle une fausse clinique doit rester fermée pour balayer du verre brisé ou pour nettoyer des tags est une heure pendant laquelle les personnes cherchant à avorter ne seront pas trompées, harcelées et manipulées à l’intérieur. Tout cela étant, si dénoncer certains secteurs militants de notre classe permet de garder intacts les financements des ONG, ce n’est pas cela qui « nous permet de gagner ». Si c’était le cas, nous serions en train de gagner.
Les ONG, éloignées qu’elles sont des personnes les plus vulnérables face à l’interdiction de l’IVG, sont structurellement incapables de lutter contre les causes de la crise actuelle. Elles sont contraintes par leurs réseaux de financements, par les limites posées à l’activité politique des associations par le droit fiscal états-unien, et par la lâcheté de leurs directions, dont les intérêts individuels et collectifs dépendent du maintien du capitalisme tel qu’il est. Et là le parallèle entre les ONG LGBT et les ONG pro-avortement est très facile à tracer.
En réponse à la directive du Texas qui faisait des soins de transition de la maltraitance infantile, les ONG LGBT ont partagé les histoires de parents cisgenres hétérosexuels qui, bien que réticents au début, en étaient venus à comprendre la nécessité absolue de bloqueurs de puberté ou d’un THS pour leur enfant. Ces histoires ont tiré sur la corde sensible de libéraux bienveillants, et ont parlé aux désirs et aux peurs profondes d’adultes trans, qui n’avons pour la plupart jamais bénéficié d’un tel accord parental pour nos transitions. Le lieu commun selon lequel « les parents et les médecins savent mieux ce qui est bon pour un enfant que le législateur » prévaut. Ce marketing lissé s’adresse à une classe de donateurs libéraux, évite toute lutte politique consistante, et laisse de côté tous les jeunes sans parents qui les soutiennent ou même sans parents du tout.
Bien sûr, les parents et les docteurs ne savent la plupart du temps pas plus que le législateur ce qui est le mieux pour un enfant. La plupart des enfants trans n’ont pas l’appui de leurs parents pour transitionner socialement ou médicalement. Même les parents cis qui soutiennent leurs enfants dans leurs transitions ne le font généralement qu’en dernier recours, après bien des tentatives de prévenir ou de retarder le « triste résultat » d’une vie trans.
Pointer cette contradiction fait courir le risque de se faire sanglantement traiter de « groomer » (NDLR: auteur de détournement sexuel de mineurs): tout comme le mouvement anti-avortement, le mouvement anti-trans présente l’autonomie corporelle des enfants comme une porte d’entrée vers l’abus et le trafic sexuel, malgré le fait que la recherche montre qu’un sentiment d’agentivité vis à vis de son propre corps joue plutôt un rôle protecteur contre ce type d’abus. Et bien que la plupart des enfants victimes d’abus sexuels soient agressés par un membre de leur famille proche, la famille hétérosexuelle n’est jamais accusée de « détourner sexuellement des mineurs ». Cette accusation de « grooming » ne concerne pas vraiment les abus sexuels, mais vise en fait les adultes queer et trans en tant que sources d’une « contagion sociale ». Proposer du soutien ou une contextualisation historique et culturelle aux jeunes queer ou trans est suspect précisément parce que cela leur ouvre des possibilités en dehors du cadre des attentes cisgenres/hétérosexuelles. En tant que telles, ces attaques sont une offensive centrale pour les organisations et les militants de droite.
Ciblant en premier lieu les enseignant.e.s LGBT, Save Our Children était une campagne organisée et grassement financée pour lutter contre les lois interdisant la discrimination des personnes LGBT dans l’accès au logement et à l’emploi. En tant que première lutte coordonnée de la Moral Majority, elle mobilisa la droite chrétienne par des tactiques de panique morale qui sont encore utilisées aujourd’hui. En 2011, l’organisation d’extrême droite Live Action, habituée à mener des campagnes d’agitation mensongères, avait mis en scène des « révélations » sur Planned Parenthood en se faisant passer pour un proxénète cherchant à faire avorter une mineure victime de traite. La campagne était elle-même inspirée de celle de Project Veritas visant l’ACORN en 2009, qui avait conduit à la faillite de cette organisation défendant le droit au logement. Même des associations établies de longue date et intégrées aux institutions ne sont pas à l’abri de ces attaques.
Les militant.e.s anti-trans mettent en avant les récits de détransition et de « regret » de la transition qui mettent la dysphorie de genre sur le compte d’un trauma sexuel passé, et exhortent parents et cliniciens à mettre en évidence les raisons sous-jacentes qui poussent les jeunes à essayer de transitionner. C’est bien sûr un appel aux thérapies de conversion. La « thérapie du trauma » pour éviter une transition n’est pas différente de la pathologisation psychiatrique qui cherchait des origines traumatiques aux identités/attirances/pratiques homosexuelles. Aucun souci n’est accordé pour les personnes trans survivantes d’abus qui demandent des hormones et se voient imposer des rendez-vous psy obligatoires qu’elles vivent comme violents, intrusifs et re-traumatisants; ni pour le secret de polichinelle selon lequel des abus sexuels ont effectivement lieu dans les cliniques pratiquant des thérapies de conversion.
L’horizon contesté du système de santé
Les relations entre les personnes trans et les médecins sont assez tendues du fait des héritages entremêlés des thérapies de conversion, du gatekeeping médical limitant les contours des transexualités admissibles, de la négligence médicale et du refus de soin. Pourtant, malgré ces violences médicales, les victoires politiques les plus tangibles du mouvement pour les droits trans aux États-Unis ont pour beaucoup été des réformes faisant des soins de transition des « soins de santé essentiels ». En 2021, les programmes Medicaid de 34 des 51 États couvraient explicitement les traitements hormonaux, et 25 sur 51 remboursaient certaines chirurgies d’affirmation de genre.
Comme le relève Sophie Lewis, la conception politique de l’avortement comme relevant de la santé sexuelle est elle-même le produit d’une lutte, qui a conduit au dépassement la conception hégémonique précédente de l’avortement « sûr, légal et rare » par une lutte concertée des militant.e.s pour les droits reproductifs.
Lewis écrit:
La pratique prescrite dans le milieu pro-choix mainstream est aujourd’hui de défendre l’avortement au nom des droits humains, en se basant sur l’idée qu’il s’agit d’un soin de santé sexuelle. C’est une bonne chose, après tout, puisqu’on se place sur le terrain de « l’intégrité »: la médecine sert après tout à maintenir l’intégrité de nos corps. D’autre pa, ce rattachement aux soins de santé contourne subtilement l’idée qu’il faudrait « légaliser » l’avortement. Après tout, les soins de santé n’ont normalement pas besoin d’être légalisés. Le sens commun se porte dès lors intuitivement vers la « dérégulation » ou la « décriminalisation » – c’est à dire vers la décriminalisation gestationnelle.
Et pourtant l’analyse marxiste des luttes pour l’avortement tend à rejeter cette conception de l’avortement comme « soin de santé », à moins de l’inclure dans une dénonciation plus large d’un système de soins basé sur la recherche de profits (se terminant généralement par la revendication de la gratuité des soins de santé pour tous). Lewis paraît elle-même ambivalente, présentant l’avortement comme un refus subversif du travail reproductif et en faisant référence au pouvoir de négociation collective [pour le moment seulement potentiel] des personnes enceintes non-rémunérées. « Que l’on apprenne à célébrer » écrit-elle, « sans besoin de recourir au système de santé, sans nécessité ni argumentation particulière, la beauté et la puissance du ‘non’ d’une personne enceinte ».
Selon ce modèle de « puissance », la présentation de l’avortement comme un « soin de santé » est déjà une concession, limitant l’agentivité des personnes pouvant tomber enceinte choisissant de mettre fin à une grossesse. Les appels à la nécessité médicale peuvent être une force légitimante (et déradicalisante) – elle peut même en fin de compte détruire activement les solidarités en créant des hiérarchies de légitimité.
Mais la position subjective de patient n’est pas nécessairement dépolitisante, et toutes les revendications spécifiques concernant des soins de santé stigmatisés ou criminalisés n’ont pas à se fondre dans un appel générique à « l’accès aux soins ». Comme l’écrit Kade Doyle Griffiths dans Transgender Marxism:
Dans une perspective militante de lutte de classe, les personnes LGBTI représentent un réservoir d’histoire, de stratégies et de cadres expérimentés pour les luttes d’accès aux soins. Et en termes de conscience, la demande de soins des personnes trans fait émerger la possibilité que les luttes pour la santé puissent devenir une idéologie refusant de séparer l’auto-détermination de la survie. Notre combat pour garantir notre reproduction sociale nous pousse à refuser de nous conformer à un modèle standard déterminé par la recherche du profit de ce qui serait le minimum nécessaire à la survie humaine.
Dans ce sens, la lutte pour l’avortement n’est pas seulement un refus de la reproduction biologique, mais une lutte pour nous reproduire selon nos propres termes. La criminalisation de l’avortement ou des soins de transition impose de force la reproduction aliénante du capitalisme.
Il y a toutefois encore un monde entre les formes « d’accès aux soins » existantes et notre potentiel d’auto-détermination dans une société émancipée. Les cliniques sont toujours propriété privée de la bourgeoisie, ou alors financées par des ONG qui les lient au capital. Bien qu’elle doive faire face à des attaques politiques, ce n’est pas la PDG de Planned Parenthood qui pratique les avortements: ce sont des milliers de travailleurs de la santé, et d’innombrables complices bénévoles des avortements auto-administrés, qui le font chaque jour et qui continueront à la faire quoi qu’en disent les juges. Ce ne sont pas les directions des ONG mais ces travailleurs, qui doivent eux aussi se reproduire sous les contraintes du capital, qui sont nos alliés naturels.
Nos luttes pour la santé et contre la criminalisation sont inséparables des luttes pour les conditions de travail des soignant.e.s et des salariés d’associations qui font des heures sup non payées pour faire face à la nouvelle jurisprudence Dobbs. Plus que jamais, il nous faut construire des syndicats forts et indépendants prêts à défendre les travailleurs qui refuseront de faire appliquer les interdictions: les travailleurs sociaux du Texas qui refuseront de dénoncer les transitions de mineurs comme de la « maltraitance », les infirmières qui fermeront les yeux sur des fausses couches possiblement provoquées. Ce n’est pas une coincidence que les travailleurs en première ligne face à ces criminalisations sont dans des secteurs très largement féminisés, et dans lesquels les travailleurs LGBTI sont surreprésentés et sous-payés. Sous le capitalisme, les fonctions de surveillance de ces métiers sont inséparables de leurs fonctions de soin: la « reproduction sociale » capitaliste implique les deux.
Mais tout comme le travail productif, le travail reproductif n’est pas nécessairement et intrinsèquement aliéné. Les personnes queer ou trans, ainsi que les TDS ou les usager.e.s de drogues et d’autres sujets criminalisés effectuent déjà chaque jour un travail de contre-reproduction, facilitant la survie ou l’auto-formation selon nos propres termes. Ces réseaux de reproduction ne sont pas seulement des « bouche-trous » et n’impliquent pas de renoncer à la lutte pour le pouvoir institutionnel: elles sont une base nécessaire pour permettre une lutte s’inscrivant dans la durée et pour construire des institutions en indépendance de classe par en-bas. Alors que les États passent de nouvelles lois criminalisant l’avortement et les transitions médicales, notre tâche devient encore plus urgente, et les refuges que nous nous bâtissons peuvent devenir l’échaffaudage du monde que nous luttons pour construire.