Quand le lobbying transphobe s’invite au Sénat

L’appel massif de deux figures « critique du genre » à interpeller les sénateur-ices sur la proposition de loi interdisant les thérapies de conversion d’identité de genre marque un tournant dans la stratégie politique de ces militantes transphobes. Retour sur cette manoeuvre réactionnaire…et sur son échec.

Dora Moutot et Anissia Docaigne-Makhroff peuvent se prévaloir d’un long historique de militantisme anti-trans. S’inscrivant dans la mouvance dite “critique du genre”, elles publient régulièrement des contenus reprenant des rhétoriques réactionnaires et complotistes dénonçant les “dangers de l’idéologie du genre” et appelant à “protéger les enfants du transactivisme”. Le 6 décembre 2021, les deux militantes ont initié une démarche d’interpellation massive des sénateur-ices, dans le cadre du vote au Sénat de la loi visant à interdire les thérapies de conversion. Leur objectif : pousser les sénateur-ices à s’opposer à la prise en compte des personnes trans dans cette interdiction.

Publication de l’appel sur le compte personnel de Dora Moutot

Leur campagne a été menée sur leurs réseaux sociaux personnels, dont l’audience s’élève, pour Dora Moutot, à plus de 80000 personnes.

L’identité de genre, un concept juridiquement flou ?

Le post d’appel défend qu’il existe un flou entourant la définition de l’identité de genre au niveau juridique. La notion n’étant pas assez clairement explicitée dans la proposition de loi, cela pourrait entrainer des dérives certaines. Or, elle n’est pas définie dans ladite proposition car il existe de nombreux précédents au niveau juridique. L’identité de genre est explicitée dans un avis datant de 2013 rendu par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme. Saisie au sujet « de la définition et de la place de l’identité de genre dans le droit français », elle statue que « bien que la notion d’identité de genre n’apparaisse pas dans la législation française, elle est présente dans plusieurs textes internationaux ».

Elle ajoute : « L’identité de genre a été introduite en tant que définition précise par un collège d’experts en droit international de tous les continents, pour l’ONU en 2007, dans les principes de Jogjakarta. Ceux-ci sont repris dans le rapport du haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations-unies en novembre 2011 ». La définition donnée est la suivante : « L’identité de genre fait référence à l’expérience intime et personnelle de son genre profondément vécue par chacun, qu’elle corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si consentie librement, une modification de l’apparence ou des fonctions corporelles par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autre) et d’autres expressions du genre, y compris l’habillement, le discours et les manières de se conduire.»

Par ailleurs, cette notion est présente dès 2009 au niveau du Conseil de l’Europe, dans un document de douze recommandations établies par Thomas Hammarberg, le Commissaire aux droits de l’Homme de l’époque. De même, dans son projet de rapport datant du 17 mai 2013, la Commission sur l’égalité et la non-discrimination du Conseil de l’Europe invite les Etats « à s’assurer que tout nouvel instrument juridique et de politique qu’ils adoptent dans le domaine de l’égalité et de la non-discrimination inclut explicitement l’orientation sexuelle et l’identité de genre ». A une échelle encore différente, l’Union Européenne a également adopté cette notion dans des directives, dès 2011. La Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme conclut sans ambiguïté son analyse : « l’identité de genre est d’ores et déjà une notion juridique entrée en vigueur dans toute l’Union européenne, y compris en France. L’introduction du critère d’identité de genre dans la législation [permet] de mettre le droit français en conformité avec le droit européen et international ». Dans une décision de 2017, le Conseil Constitutionnel a statué que les termes d’identité de genre « sont suffisamment clairs et précis pour respecter le principe de légalité des délits et des peines ». 

La question des faux diagnostics et des détransitions

D’après les militantes transphobes, il existerait un nombre significatif de personnes diagnostiquées de dysphorie de genre sans que cela ne soit réellement le cas, ce qui en amène beaucoup à détransitionner plus tard, après avoir entamé des processus médicaux dont certains effets sont irréversibles. Elles prennent l’exemple de femmes victimes d’inceste, dont la volonté de transitionner ne serait pas fondée sur une dysphorie de genre mais sur un stress post traumatique dû aux violences vécues. Or, en plus de mobiliser un argument imaginaire qui ne renvoie à aucun cas existant dans la littérature scientifique, les détransitions pour cause d’erreur dans le diagnostic de dysphorie de genre sont un phénomène extrêmement rare. Il touche en moyenne, selon les estimations, 0,4% à 2% des personnes trans. Les détransitions au sens large concernent, dans les études les plus pessimistes, jusqu’à 8% des parcours trans. Les raisons principalement évoquées par les personnes pour justifier leur détransition est la difficulté de vivre face aux violences transphobes et/ou transmisogynes. [1]Detransition rates in a national UK Gender Identity Clinic, 2019Regret after Gender-affirmation Surgery: A Systematic Review, and Meta-analysis of Prevalence, 2021 The Report of the 2015 U.S. … Continue reading

En parallèle, il existerait des femmes lesbiennes qu’on aurait poussé à transitionner afin de les réassigner à l’hétérosexualité, sans qu’elles ne soient donc des hommes trans. Dans ce cadre, les transitions constitueraient les « véritables thérapies de conversion », puisqu’elles chercheraient à contraindre les femmes lesbiennes à devenir hétérosexuelles. Pourtant, l’homosexualité est significativement mieux acceptée à ce jour dans nos sociétés que la transidentité, et à ce titre, les transitions sont bien plus découragées qu’encouragées, indépendamment de l’orientation sexuelle des individus. L’étude de la chercheuse Florence Ashley sur l’homosexualité et les thérapies de conversion indique que “la comparaison [des transitions] avec les thérapies de conversion repose sur une compréhension superficielle de l’orientation sexuelle. (…) En contextualisant les thérapies de conversion avec les soins apportés aux jeunes trans, nous prouvons [dans notre étude] qu’au contraire, les thérapies de conversion s’attachent depuis longtemps à empêcher les jeunes trans de transitionner”.

Le collectif Rien à Guérir abonde en ce sens. Benoît, un de ses porte-parole, précise : “En France, on a une grande difficulté à avoir une remontée de chiffres sur les thérapies de conversion, comme jusqu’à maintenant il n’y avait pas de délit spécifique. Des rapports ont été faits aux Etats-Unis, au Canada et au Royaume-Uni. Les chiffres sont très similaires, et on peut envisager qu’ils s’échelonnent sensiblement de la même manière en France. D’après eux, près de 7% des personnes LGB subissent des thérapies de conversion. Les personnes trans subissent quant à elles trois fois plus de thérapies de conversion que les premières. On constate par ailleurs que la violence des pratiques de “conversion” est bien plus forte pour les personnes trans que pour les personnes LGB, pour la simple et bonne raison que les premières sont actuellement bien moins acceptées que les secondes”.

Une collusion grandissante avec les mouvements conservateurs qu’il devient difficile de nier

Selon Dora Moutot et Anissia Docaigne-Makhroff, l’identité de genre constitue “une idéologie qui relève de la croyance métaphysique d’être né-e dans le mauvais corps, croyance qui doit être protégée au nom de la liberté de culte, mais qui ne saurait être imposée à l’ensemble de la population”. Celle-ci renforcerait par ailleurs “les stéréotypes sexistes”. Ce glissement rhétorique d’une ironie et d’un paternalisme ignobles, visant à faire passer les personnes trans pour un groupe d’illuminé-es sectaires dont la “croyance” doit être défendue au nom de principes légalistes républicains, s’inscrit dans la droite lignée des discours complotistes d’extrême droite s’alarmant contre une supposée “théorie du genre” qui s’infiltrerait dans les médias, les écoles, les universités…. Le collectif Rien à Guérir, s’insurge : “Comment en tant que féministe on peut s’opposer, pour un groupe spécifique de personnes déjà marginalisé, à un projet de loi visant à interdire la manipulation mentale, les exorcismes, les viols correctifs ? Comment peut-on attaquer publiquement un collectif de survivant-es de ces pratiques ? Dora Moutot dit qu’elle n’a jamais demandé à ce qu’on retire la mention de l’identité de genre dans l’interdiction des thérapies de conversion. Mais elle ment ! Si on jette un œil au document envoyé aux sénateur-ices, elle ne dit pas qu’il faut préciser la mention, mais bien qu’il faut s’opposer à l’interdiction des thérapies de conversion en raison du genre. En public, elle change de discours, pour se faire passer pour une simple lanceuse d’alerte. Il ne faut pas tomber dans le panneau”. 

Document d’appel aux sénateur-ices, lien publié sur le compte personnel de Dora Moutot

Il serait erroné d’estimer que cet appel n’a eu aucune prise sur le débat public, que ces positions réactionnaires ont été isolées, car parmi les amendements déposés par les sénateur-ices en amont de la séance d’hier, 12 d’entre eux déposés par Jacqueline Eustache-Brinio du groupe les Républicains, parti conservateur proche de la Manif pour Tous, étaient ouvertement et violemment transphobes. Onze parmi eux demandaient le retrait de la mention d’identité de genre dans le texte, sous prétexte que “plusieurs spécialistes, travaillant auprès d’enfants, ont alerté des dangers d’inclure l’identité de genre dans cette proposition de loi car cela empêcherait la prise en charge des mineurs souffrant de dysphorie de genre, autrement que dans une approche trans-affirmative.”. Or, les “thérapies alternatives” qu’il s’agirait ici de préserver sont connues des survivant-es trans sous un autre nom : celui des thérapies de conversion dont le but avéré est de contraindre au genre assigné à la naissance. L’amendement 7 quant à lui demande tout simplement l’interdiction des traitement hormonaux pour les mineur-es, traitement vital pour beaucoup de personnes trans mineur-es. L’interdiction de ces traitements constitue également une thérapie de conversion pour les personnes trans.

La proposition de loi sur l’interdiction des thérapies de conversion a été adoptée à l’écrasante majorité au Sénat ce 7 décembre 2021, à 305 voix pour et 28 contre. Tous les amendements visant à exclure les personnes trans du texte ou à limiter l’accès au parcours de soin des mineur-es trans ont été rejetés. Seule ombre majeure au tableau de cette victoire législative : les deux amendements visant à interdire les mutilations génitales sur les enfants intersexes ont été rejetés. À ce sujet, pas un mot de la part des militantes transphobes, pourtant promptes à envisager les transitions médicales sur des adultes consentants comme des actes de mutilation. 

Tal Madesta


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