Hystériques et AssociéEs, maison d’édition associative à l’origine de l’édition française du roman Stone Butch Blues, vient de publier Matérialismes trans, un ouvrage collectif interdisciplinaire qui propose de repenser en profondeur les problématiques trans et féministes. Celui-ci est né d’une journée d’études qui s’est tenue à l’ENS Lyon en mars 2019. Présentation chapitre par chapitre d’une lecture qui assume “refuser la réduction des réalités trans à des questions d’identité”.
Matérialisme : de quoi parle-t-on ?
L’ouvrage s’ouvre sur l’article de Pauline Clochec, co-directrice du projet, chercheuse et docteure en philosophie. Celui-ci revient sur les origines politico-historiques de cette doctrine philosophique, de Marx à sa théorisation féministe, jusqu’à son application aux questions trans. Clochec explique qu’il s’agit d’une “théorie de la société et de l’histoire (…) qui consiste à interpréter les évolutions historiques comme procédant de données qui sont d’abord socioéconomiques, à savoir les forces de production (telles le travail et la technique) et les rapports de production, c’est à dire les rapports sociaux entre les classes qui organisent l’utilisation de ces forces productives”. Dans les années 60, des groupes féministes français se réapproprient cette notion, afin de se revendiquer d’un héritage marxiste mais aussi pour critiquer ses manquements : une absence d’analyse spécifique des rapports sociaux entre la classe des femmes et celle des hommes. Depuis le début des années 2000, des théoricien-nes et militant-es trans s’appuient sur cette doctrine pour penser la condition des personnes trans comme “prise dans et structurée par les rapports sociaux entre classes de sexe qui caractérisent l’hétérosexualité et le patriarcat”. Clochec introduit la critique de la théorie queer qui sera proposée en filigrane tout au long de l’ouvrage, comme “idéalisation abstraite de la transitude”, en s’appuyant sur une bibliographie variée.
“Les hommes et les femmes trans’ n’ont pas les mêmes parcours de vie”
Le second article est présenté par le sociologue Emmanuel Beaubatie, auteur de Transfuges de sexe, publié en 2021. Il propose, dans la lignée de l’introduction, de moins voir la transition comme une “simple question d’identité de genre” que comme une “question de mobilité sociale”. Il s’attarde sur l’aspect médical des parcours de transition et sur les impacts de la psychiatrisation de ces parcours, laquelle fait naitre “des trajectoires différenciées selon le sexe”, c’est à dire selon que l’on parle d’itinéraire MtF ou FtM. Il caractérise donc la mobilité sociale comme ascendante (dans le cas des FtM) ou descendante (dans le cas des MtF), respectivement surclassés et déclassées.
“Un certain nombre de discours ne peuvent pas rendre compte de la situation d’oppression des personnes trans racisées”
L’ouvrage poursuit sur les questions d’autonomie et d’autodétermination, afin d’en proposer une analyse critique. Le texte, rédigé par Séverine Batteux, féministe matérialiste, se revendique d’une approche décoloniale. Son objectif est de “libérer un espace de réflexion théorique sur ce que serait un transféminisme anti-raciste en France”, en problématisant les conditions de l’autodétermination des personnes trans racisées et les modalités d’organisation d’une lutte transféministe antiraciste autonome. Pour ce faire, Batteux explore les pistes de la décolonisation et de la dépsychologisation des parcours trans. Elle postule enfin la nécessité pour les personnes trans racisées d’être acteur-ices (et non plus de simples sujets ayant “un rôle de consultation”) des luttes qui les concernent.
“Les femmes trans sont toujours perçues au travers du prisme cissexuel : à part des autres femmes, constamment altérisées”
L’article suivant, rédigé par Constance Lefebvre, militante et cofondatrice du blog Questions trans et féministes, s’intéresse aux obstacles que rencontrent les femmes trans dans leur prise de conscience féministe, et au ciscentrisme dans les milieux militants. Elle revient notamment sur l’impact des discours TERF et sur les “nouveaux modes d’objectification” produits par les milieux queer. Dans le premier cas, elle discute des arguments énoncés au sein des cercles gender-critical, notamment ceux de la socialisation féminine et du fondement supposément biologique de l’oppression patriarcale, et de leur proximité avec les rhétoriques réactionnaires d’extrême droite. Dans le cadre des cercles queer, elle dénonce le fait que les “femmes trans sont sans cesse rappelées (…) à leur condition de personnes trans, incitées à l’autofétichisation” et que “les problèmes [qu’elles] rencontrent sont considérés avant tout comme des problèmes de trans et non comme des problèmes de femmes, entravant chez elles la naissance d’une véritable conscience féministe”.
L’autodéfense comme pratique laissant “entrevoir des points de rencontre entre différentes façons d’habiter, de vivre, de revendiquer et de subir le genre féminin”
Le texte “Des femmes comme les autres ? Penser les violences faites aux femmes trans à travers la pratique de l’autodéfense féministe” a été écrit par Noémie Grunenwald, traductrice et co-directrice de l’ouvrage. Elle présente l’autodéfense pour femmes comme “un point de rencontre par la pratique”. Grunenwald met par ailleurs à jour les mécanismes de particularisation des violences vécues par les femmes trans, qui sont “la plupart du temps abordées comme des violences particulières, c’est-à-dire spécifiques aux femmes trans”, mais aussi les mécanismes d’occultation des violences misogynes qui touchent les femmes trans, qu’on ne considère pas appartenir à la catégorie “femmes” et n’étant ainsi pas “envisagées comme victimes des violences faites aux femmes”. L’autrice propose de poser un autre regard sur les violences faites aux femmes trans, en “partant du concret”, c’est-à-dire leur situation matérielle et en discutant de l’intérêt de l’autodéfense féministe comme espace rassembleur.
“Pour l’homme trans noir, un réaménagement de la violence dans un contexte où le capitalisme est racialisé”
Joao Gabriel, militant panafricain, tient Le blog de Joao. Il aborde dans l’ouvrage collectif la problématique des parcours transmasculins au prisme de la question raciale. Il revient en outre sur la notion de mobilité sociale ascendante dont bénéficieraient les hommes trans pour en proposer une analyse critique, au regard de l’expérience spécifique des hommes noirs. Une expérience qui démontre, dans leur cas, un déplacement dans la nature des violences subies plutôt que leur diminution. En partant de problématiques telles que le harcèlement policier, l’incarcération, les difficultés d’accès à l’emploi et au logement, Gabriel démontre que “les hommes trans noirs deviennent des hommes noirs (presque) comme les autres”. Il discute également du parcours spécifique des femmes trans noires, qui est “moins un déclassement qu’un enfoncement, une aggravation de la condition noire”.
“L’expérience de notre propre corps est conditionnée socialement”
A cette suite, Pauline Clochec propose un second texte sur les conditions sociales de l’accès au corps, notamment dans le cadre des parcours transféminins. En partant des approches de Wittig et de Guillaumin, elle discute de “la privation de l’accès [au] corps, dans la détermination de sa matérialité, de ses désirs et de son usage”, via le prisme des représentations des corps des femmes trans, des difficultés rencontrées par elles dans la sphère médicale, professionnelle et plus largement dans l’espace public, mais aussi des contraintes de l’accès au corps générées par l’Etat et le droit. Elle montre ainsi la “continuité entre l’expérience et le traitement social des femmes trans et des femmes cis, et entre le cissexisme et le patriarcat”.
“On a immédiatement la tête prise entre le marteau des “pauvres victimes du patriarcat” et l’enclume des “men are trash”
L’avant-dernier texte de l’ouvrage est coécrit par Karl Ponthieux Stern et Eli Bromley, le premier étant membre des Juives et juifs révolutionnaires, cofondateur de Medic’Action, le second militant trans communiste révolutionnaire. Ils proposent une analyse de la place des hommes trans dans les milieux féministes, en s’appuyant sur l’exemple spécifique des réunions en non-mixité. A rebours des discours queer sur l’inclusion des hommes trans dans les espaces féminins, les auteurs appellent à nuancer la “perception de la position sociale des hommes trans”. Ils explorent ainsi l’ambivalence entre deux postures manichéennes, souhaitant tour à tour rejeter par principe l’expérience des hommes trans, ou les “inclure” nécessairement, au prix parfois d’un manque de pertinence politique.
“La psychanalyse doit se réformer pour ne plus être la garante de l’ordre symbolique”
Enfin, l’ouvrage se clôt sur une “histoire critique de la notion d’identité de genre”, par Philippa Arpin, chercheure. Elle entend évaluer “le coût théorique qu’il y a à aborder le fait trans au prisme de l’identité de genre”, en revenant notamment sur l’histoire de l’émergence de la notion d’identité de genre comme séparant “identité intérieure” et “genre extérieur”. Un processus psychologisant qui a participé à la pathologisation des parcours trans. Arpin propose d’aller au-delà de la notion d’identité de genre par une lecture psychanalytique nouvelle, en s’appuyant sur les thèses de Fabrice Bourlez, auteur de Queer Psychanalyse.
Matérialismes trans, éditions Hystériques et AssociéEs, 2021.
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