
Le 4 juin, 2020. Il y a quelques jours, la comédienne colombienne Margarita Rosa de Francisco a publié un texte expliquant pourquoi elle ne défend plus la prostitution comme travail. Yoko Ruiz, directrice exécutive du Réseau Communautaire Trans à Bogota, Colombie, (Red Comunitaria Trans), répond à ses arguments.
Ma vie, comme celle de tout le monde, est une forme d’exister parmi tant d’autres, et sincèrement je trouve très pénible d’avoir à défendre la légitimité de mon métier face à des personnes qui, à la manière de parents éternels (papa État prohibitionniste et maman féminisme abolitionniste), nous disent que comme ça on ne vit pas dignement, que nous sommes « victimes », et qu’ils vont nous rendre service en illuminant le chemin de sortie de cette fosse d’esclavage patriarcal. Très en dépit de l’agacement que cela me produit, je me mets à écrire parce que la colonne Pute et homme à putes (Puta y putero), publiée récemment par la comédienne colombienne Margarita Rosa de Francisco dans le journal El Tiempo, a fait ressortir le côté le plus paternaliste (curieux, n’est-ce pas?) et frivole du féminisme orthodoxe.
Je suis Yoko Ruiz, j’ai quarante ans et cela fait vingt ans que je suis travailleuse du sexe. Je suis pleinement consciente de ce que je fais, de mon métier, et c’est pourquoi depuis le Réseau Communautaire Trans à Bogota je milite pour les droits des travailleuses du sexe et des femmes trans. Hausser la voix c’est ma responsabilité —car oui, nous pouvons agir, Margarita—, et aussi crier que ça suffit de l’infantilisation que l’on fait de nous, que les positions abolitionnistes réussissent uniquement à faire augmenter le stigmate et la persécution du travail du sexe.
Dans la colonne (bien trop courte), Margarita reproduit les idées malheureuses de l’avocate Helena Hernández, grande défenseure des bonnes manières sexuelles et héroïne du mouvement twitterien romantique-gratos, qui voit le travail du sexe comme une activité déplorable, comme la forme de violence de genre la plus enracinée dans notre société, comme l’institution fondatrice du patriarcat. Le plus grave est, cependant, qu’en suivant Helena elle confond grossièrement le travail sexuel avec le trafic d’êtres humains. Comme le dit Margarita, dans la prostitution la femme « vend son droit à l’intégrité physique et mentale » et « l’homme paye pour la violer ». Incroyable.
Face à ce florilège de bêtises, procédons étape par étape.
Commençons par le sujet du trafic d’êtres humains. Le trafic et l’exploitation sexuelle sont des crimes abominables qui doivent être poursuivis et jugés ; les mafias transnationales qui y participent doivent être démantelées. Sur cela, nous sommes complètement d’accord : tolérance zéro pour le trafic de personnes et l’esclavage sexuel.
Depuis le Réseau Communautaire Trans nous avons dénoncé des criminels en justice, et nous avons aussi accompagné des victimes, qui aujourd’hui traversent un processus délicat de récupération de leurs droits. Cependant, ces cas ne représentent pas la totalité du travail du sexe, pas même un partie importante. Donc enlevez-nous cette étiquette d’esclaves, parce que la situation malheureuse et douloureuse de certaines n’est pas suffisante pour nous criminaliser et/ou nous victimiser toutes. La plupart des prostituées nous faisons ce métier parce que nous le voulons, parce qu’on aime profiter de notre sexualité sans aucun tabou, et parce que le droit à l’autonomie implique que nous pouvons décider comment gagner notre vie (dans la Sentence T-629, la Court Constitutionnelle de Colombie reconnaît le travail du sexe comme un travail digne).
Un client me contacte et me dit ce qu’il veut ; j’accepte ou pas. Je facture entre 25 mille et 200 mille pesos par heure (entre 5 et 44 euros), en fonction des spécificités du service. Beaucoup proposent des choses curieuses ou extravagantes : depuis l’écoute passive jusqu’à des concombres dans le cul. C’est toujours MOI qui décide si j’accepte ou pas ; personne ne m’oblige à faire des choses dont je n’ai pas envie, et bien sûr, il y a beaucoup de choses auxquelles je réponds non, puisque je procure toujours me sentir à l’aise dans mon travail, et prendre soin de moi avant tout.
Et les clients, ou « hommes à putes » (puteros), comme les appelle Margarita, sont aussi très divers et variés. Il n’y a pas seulement des « violeurs », comme elles dénoncent, mais il y a aussi des couples hétérosexuels, des hommes vaincus, des femmes curieuses, des personnes handicapées, des jeunes qui découvrent le sexe, etc. Qu’est-ce qui est condamnable dans vouloir aider les personnes à sublimer leurs pulsions sexuelles ? Vous préférez un monde où l’insatisfaction soit la norme ? Un monde sans fantasmes accomplis ? Vous préférez la masturbation éternelle ? Beaucoup de clients cherchent seulement à se faire écouter, sont-ils des délinquants ? Je ne peux pas nier qu’il y a des cas de violence ; mais dans ces situations-là l’État devrait être présent pour pénaliser ces éruptions de misogynie, et non pas notre travail.
Comparer la consommation de services sexuels avec un acte violent comme le viol c’est totalement erroné, car le service sexuel c’est plus que du sexe : c’est un échange psychoaffectif dans lequel participe toujours le consentement. Qu’est-ce qui se passe si pendant un service on me demande d’assumer la position dominante et de pénétrer le client ? Serais-je la violée-violeuse ? Ou qu’est-ce qui se passe avec les escorts engagés par d’autres hommes ? Où est la violence de genre dans ces cas-là ? Pour ma part je pense que la sexualité est beaucoup plus riche et variée que ce qu’on veut nous imposer ; et dans celle-ci nous assumons des rôles et nous nous amusons à jouir, bien sûr, toujours de manière volontaire et consentie. L’argument comme quoi les hommes payent pour violer est donc rejeté.
Arrêtez de nous dire comment vivre notre sexualité ! Occupez-vous de vos affaires et ne parlez pas pour nous, parce que nous n’avons pas besoin d’une chevauchée de bonnes intentions en sachant ce que vous pensez, en réalité : que nous sommes des lumpen et que notre forme de vie est dégradante. Mes chères, nous, nous décidons de nos corps, et pour moi il y a des formes vraiment dégradantes de gagner sa vie dans ce pays, comme être homme politique corrompu.
Ma forme de vie est aussi valide que celle de n’importe qui : je suis une femme avec des plans pour le futur, avec un réseau d’amies, organisée politiquement, avec famille et travail. Un travail comme n’importe quel autre, mais qui ne compte pas encore avec les garanties des autres malgré le service nécessaire que nous fournissons, et à contre-courant des décisions de la Cour Constitutionnelle. Nous ne sommes pas moins victimes du système que le reste de la classe ouvrière : nous sommes des ouvrières du plaisir, et nous l’affirmons fièrement.
Ceci, « ouvrières du plaisir », est une expression de Lala Switch Alarcón, précurseure du mouvement des travailleuses du sexe en Colombie, mouvement que vous méconnaissez parce que depuis vos positions privilégiées vous ignorez qu’il puisse y avoir une organisation politique depuis la marginalité. Vous ne voulez pas savoir que depuis la marginalité, révolution et pensée se construisent aussi. Un exemple : les émeutes de Stonewall en 1969 et la naissance du mouvement TLGB eurent lieu grâce à Marsha P. Johnson, une prostituée, trans, racisée et pauvre.
Margarita, en reproduisant la superficialité de l’analyse d’Helena Hernández, affirme que : « il est évident que la prostitution est une conséquence directe du phénomène de la pauvreté ». Ici le classisme brille de toutes ses forces. Vous fermez les yeux face à l’abondante prostitution dans les classes aisées : les rapports sexuels en échange de faveurs ont toujours été présents, mais vous condamnez seulement ceux des pauvres pour la survie. Pourquoi cela vous affecte autant qu’on fasse de l’argent avec ce que le patriarcat considère comme acquis et appartenant aux hommes (le sexe des femmes) ?
Moi, avec le travail du sexe, j’ai pu désapprendre beaucoup de choses qui avant étaient tabou pour moi : je me suis débarrassée des idées romantiques sur le sexe comme un trésor restreint dieu sait pour qui. J’ai vécu le féminisme à fleur de peau au jour le jour avec mes collègues. Je vis ma sexualité comme j’en ai envie et en plus je facture pour ça ; cela ne fait pas de moi une délinquante.
Dans un pays comme la Colombie, l’abolitionnisme signifie obliger des milliers de femmes à une situation clandestine, les exposant à la violation de leurs droits par des réseaux d’exploitation sexuelle. Le prohibitionnisme augmente les préjugés et la persécution, donnant plus de pouvoir à l’institution que viole le plus les droits des travailleuses du sexe : la police. Parce que, arrêtons de nous voiler la face : même si vous l’interdisez la prostitution ne va pas s’arrêter. Il est préférable d’améliorer les conditions et donner une sécurité aux femmes que de les criminaliser ou de poursuivre leur unique source de revenus, les clients.
Margarita, l’invitation est à repenser votre changement de position et que nous restions empathiques dans cette lutte. Je vous suis depuis longtemps et je reconnais et apprécie énormément votre talent. Je pourrais attendre la même chose de vous envers ma profession. La grande majorité des putes nous ne sommes pas victimes, et nous ne sommes ni impuissantes ni sans espérance ; nous sommes là où nous sommes parce que nous l’avons décidé ainsi. Même s’il est vrai que le travail du sexe est le dernier recours pour beaucoup de femmes, et que celles-ci le font uniquement pour du bénéfice économique, nous devrions toutes être en mesure de décider si on veut continuer avec le travail du sexe ou pas ; comme ça, volontairement, sans impositions.
Avec rage organisée,
Yoko Ruiz. Directrice exécutive, Réseau Communautaire Trans de Bogotá.
L’article : Yoko Ruiz pour Vice en Espagnol
Traduction : Leuwen
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