Par une synchronicité troublante, La Séquence Aardtman de Saul Pandelakis, sorti en octobre 2021 aux éditions Goater, semble prédire le multivers orwellien annoncé deux semaines plus tard par Meta Platforms. À la manière d’un Neal Stephenson (Le Samouraï Virtuel, bible de Zuckerberg), on est projeté.e.s dans l’ère de l’effacement des frontières entre réel et virtuel, naturel et synthétique (voir la série Black Mirror). L’auteur propose un monde familier où la classe dominante est constituée d’êtres de fer (intelligences artificielles incarnées dans des corps androïdes, les bots) et où la classe ouvrière est représentée par les êtres de chair (les Hommes) qui se font de plus en plus rares et sont réduits à des emplois répétitifs. Tout au long du récit, les bots prouvent, paradoxalement, leur intégration à la société patriarcale en assurant la continuité de celle-ci (rythme de vie, organisation sociale, imaginaire collectif).
Asha, bot, est militante antifasciste et conférencière en psychologie bot. Elle entend remettre en question cette transmission ethnocentrée, raciste, transphobe et misogyne. Le concept de transcendance, véritable nerf du roman, est introduit par sa transidentité. A son incarnat, naissance physique, elle est assignée homme. Pourtant, en tant que IA ayant vécu jusque-là dans un terminal (métaphore de l’asexuation), elle est au-delà du déterminisme de la programmation : elle est autonome et dotée de sa propre conscience. Son libre-arbitre est donc bafoué quand on lui impose ce corps produit en série. Ainsi catapultée dans un monde binaire, elle s’affranchit des catégories sociales dès son émancipation tout en refusant d’apporter toute autre modification à son corps, de peur de creuser encore plus le fossé entre humains et bots. Ces pratiques chirurgicales très populaires, appelées augmentes, ont pour but de se différencier des autres modèles, se « personnaliser » pour affirmer son identité et/ou acquérir de nouvelles capacités pour échapper à l’obsolescence. Pour son humanité inclusive (pour ne pas dire humanisme, terme employé par un mouvement voulant la fin des bots), les médias traitent Asha en intellectuelle marginale, un statut social perçu comme privilégié mais discriminatoire, comme décrit par Emmanuel Beaubatie dans Transfuges de sexe : Passer les frontières du genre ou encore Matérialismes trans. Elle incarne donc, par son corps, son parcours et son discours, ce que Marshall McLuhan annonçait en précurseur (1964) : « Le message, c’est le médium ». Cette transition est nécessairement politique. L’existence des bots vient d’une logique à la fois matérialiste, productiviste et capitaliste : les premiers corps bots ont été créés pour en faire des objets sexuels et des esclaves domestiques au service de leurs propriétaires. Leurs droits ne leur ont été octroyés que pour assurer la rentabilité exigée par les entreprises.
Roz, humain, est informaticien chargé de l’entretien de l’intelligence artificielle du vaisseau spatial qui transporte son équipage et lui. Iels sont à la recherche d’une planète habitable, la Terre subissant les effets du réchauffement climatique. Sa transidentité est un reflet de sa mobilité physique mais aussi psychologique. Dû à leur vitesse, un an pour iels correspond à cinq ans pour leur planète. Ce qui achève de déconnecter partiellement Roz de ses repères, lui qui s’est engagé dans ce voyage sans retour par manque d’attaches émotionnelles. Les escales, appelées tie-in, sont leurs seules fenêtres de communication avec un univers qu’iels ne reconnaissent plus.
Des réflexions sur la finitude, communes à Asha et Roz, connectera ces deux protagonistes tous deux en deuil d’êtres chers : Asha perd deux de ses ami.e.s bots (un accident pour l’une et une mort choisie pour l’autre) et Roz, habité par les souvenirs de sa rupture amoureuse, perd son seul véritable compagnon de route capable de le distraire de ses regrets : l’intelligence artificielle nommée Alex dont il était censé assurer la pérennité. C’est cet incident qui est à l’origine de cette rencontre improbable, Asha étant chargée d’étudier Aardtman, la nouvelle IA qui a remplacé spontanément Alex. Celle-ci prend dangereusement de la consistance par sa désobéissance, mettant ainsi en danger le déroulé de la mission et ignorant les Trois Lois de la Robotique instaurées par Asimov, ici implicites.
Saul Pandelakis, par ce roman à la fois sociologique et anthropologique, pose la question de ce qu’est réellement l’humanité. Ses divers personnages font écho à Descartes, Rousseau, Sartre, Marx ou encore Turing et Jobs. Ce récit résolument engagé dénonce toute forme de discrimination et décrie l’ubérisation du travail. C’est donc par un regard critique que ce tableau, paraissant dystopique au premier abord, se transmue en un champ des possibles.