Assata, une autobiographie | À propos d’une sœur nommée Shirley

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Assata Shakur

À l’occasion de la réédition du livre « Assata, une autobiographie » d’Assata Shakur aux Éditions PMN (direction éditoriale et traduction par le Collectif Cases Rebelles) Michaëla Danjé, membre de Cases Rebelles et co-traductrice de l’ouvrage, nous propose une réflexion politique autour de l’amour communautaire et la figure de Mademoiselle Shirley, femme trans noire, qu’Assata, jeune adolescente, rencontre lors d’une fugue. Ce texte est paru pour la première fois en février 2019 sur le site Cases Rebelles.

Assata Shakur, militante pour la libération noire, nait en 1947 ; elle grandit entre New York et le Sud ségrégué des États-Unis. Après un parcours scolaire et personnel atypique, elle s’engage dans le mouvement anti-guerre du Vietnam, des syndicats étudiants noirs ainsi que des programmes d’éducation alternative. Elle soutient entre autres luttes le contrôle communautaire des écoles et les grèves des loyers. En 1970, elle rejoint la section de Harlem du Black Panther Party qu’elle quitte au bout d’un an. Harcelée, traquée et recherchée par la police, elle est contrainte de passer à la clandestinité. Elle rejoint la Black Liberation Army (BLA), une organisation noire anti-capitaliste, anti-impérialiste, anti-raciste et anti-sexiste qui prône la lutte armée.

En mai 1973, après un contrôle policier, elle est grièvement blessée, arrêtée et torturée. Elle traverse 6 ans d’emprisonnement, souvent à l’isolement, et d’acharnement judiciaire.

Elle continue cependant de lutter, individuellement et collectivement, contre l’arbitraire carcéral et les conditions inhumaines de détention des détenues. En novembre 1979, elle réussit à s’échapper avec l’aide de camarades de la BLA et réapparaît à Cuba en 1984 où elle reçoit l’asile politique. En mai 2013, sous la présidence de Barack Obama, elle a été placée sur la liste des terroristes les plus recherchés des États-Unis.

Introduction

Les récits militants qui accumulent faits d’armes et satisfecit ne servent que l’éloge emphatique, parcellaire et creux de la lutte politique. L’Autobiographie d’Assata Shakur est d’une autre trempe. Lettre d’amour au peuple noir, ouvrage d’éducation et d’histoire populaire, retour critique sur une trajectoire militante : elle honore chacune de ces veines avec un brio narratif qu’on ne se lasse pas d’apprécier. La narration autobiographique ne sert pas chez elle à peaufiner une légende ou à ciseler un portrait de soi en révolutionnaire hors du commun, qui s’est extraite de la masse. Il s’agit au contraire pour Assata Shakur de se réinscrire dans le peuple, dans sa destinée collective, de se présenter comme le résultat de ses enseignements et de partager quelques leçons d’un parcours riche en péripéties où l’intime se mêle à l’histoire. C’est un récit sans lyrisme, sans fanfaronnades ou tirades sentencieuses d’ancienne combattante, plein d’un amour inaltéré pour les damné·e·s de la terre, parmi lesquel·le·s, une sœur trans noire à la langue bien pendue et l’accent du Sud : Shirley.

Amour du peuple noir

Depuis l’enfance, Assata est fascinée par les sien·ne·s et porte sur eux/elles un regard rempli d’amour. Elle raconte notamment avec un talent descriptif inouï les étés qu’elle passe, enfant, en Caroline du Nord à la plage Freeman. C’est une plage très connue, accessible aux noir·es en plein Sud ségrégué. Elle appartient à ses grands-parents qui y reçoivent des visiteur·euse·s noir·e·s de tous les horizons pendant les vacances, venu·e·s parfois de très loin. Assata décrit un lieu et une ambiance où d’autres temporalités, d’autres sensations se déploient. C’est l’occasion de se baigner, jouer, contempler, danser, partager un repas, boire un verre. Les corps se réapproprient, s’affranchissent momentanément des temporalités du capitalisme et de l’ordre socio-racial. Assata raconte notamment l’émotion de cette très vieille dame venue découvrir la mer pour la première fois avant de pouvoir reposer en paix. La petite JoAnne1, qui travaille au parking, adore tout le monde et c’est réciproque. Elle peint le tableau quasi idyllique d’une communauté noire en divertissement, profitant d’un inestimable moment de répit dans le cadre oppressif de la ségrégation persistante du début des années 50. Sous son regard enfantin et bienveillant s’anime toute une multitude noire. Elle chérit cet entre-soi et en reconnaît la douceur et la puissance. Tout au long du récit autobiographique, l’amour d’Assata pour les sien·nes se manifeste dans l’énonciation émerveillée d’une communauté noire complexe, hétérogène, qu’elle refuse d’essentialiser.

La fugue et l’ange gardien

L’enfance d’Assata Shakur est marquée par les fugues. Irrésistiblement attirée vers l’exploration du monde extérieur, réfractaire à l’autorité, elle passe régulièrement à l’acte, poussée notamment par des relations très conflictuelles avec sa mère. Cette tendance à l’évasion est sacrément prémonitoire quand on sait qu’elle finira par s’échapper de la prison pour femmes de Clinton et des États-Unis, sa fugue ultime.

Dans le chapitre 6,  JoAnne, âgée de 13 ans, s’enfuit de nouveau. Cette fois-ci, elle met le cap sur Greenwich Village. Puisque l’on raconte que ce quartier est le paradis des originaux, elle espère y trouver sa place. L’une des premières personnes qu’elle va rencontrer est une certaine Mademoiselle Shirley.

« J’avais assez d’argent pour louer une chambre d’hôtel bon marché. J’ai récupéré ma valise et j’ai pris une chambre. Je pense que c’était à l’hôtel Albert. Après avoir pendu mes vêtements et pris une douche, j’ai décidé de manger un morceau. En bas, dans le hall, se tenait une grande femme Noire imposante, sapée avec classe. Elle avait les cheveux noirs, striés de mèches argentés, de long faux cils et beaucoup de maquillage. (p.156) »

Souvent, lors de ses échappées, JoAnne rencontre des personnes qui sont adultes, ou tout au moins plus âgées qu’elle et qui essaient presque systématiquement de la manipuler, de profiter ou d’abuser d’elle. Mais, rien de tout cela n’advient avec Shirley.

« Écoute, lui dis-je, je n’ai pas assez d’argent pour manger là. Ça a l’air cher et je suis un peu fauchée. Peut-être qu’on pourra manger ensemble une prochaine fois.

― Mon amour, dit-elle, je ne t’ai pas traînée jusqu’ici pour finir par manger toute seule. Je déteste manger en solitaire alors t’es condamnée à me tenir compagnie. Et on dirait bien que je vais devoir t’inviter à dîner ma petite fauchée. »


J’étais extrêmement reconnaissante. Mademoiselle Shirley (c’est comme ça qu’elle se faisait appeler) était un sacré moulin à paroles. Elle avait dans la voix des intonations à la fois chics et campagnardes. Elle venait de Géorgie, mais elle était à New York depuis longtemps. Elle habitait aussi depuis un bail dans le Village, même si elle se disait bohémienne. J’ai commandé un truc comme du chop suey, le plat le moins cher du menu.


« Qu’est-ce que t’essaies de me faire, chérie ? » s’exclama-t-elle. « Me rendre malade ? Écoute, tu bouges pas, t’ouvres bien grand les oreilles, et tu me laisses m’occuper de la commande. »


Elle a commandé une montagne de plats et, quand on nous a servies, nous nous sommes régalées. Il y en avait tellement qu’on arrivait à peine à en venir à bout. (p. 157)

Spontanée, joviale, charmeuse mais d’une honnêteté sans détours, Shirley s’avère très protectrice, un peu maternelle, très grande sœur. Maintes fois, elle conseille à JoAnne, dont elle ignore l’âge véritable et l’histoire mais devine la jeunesse, de retourner chez elle, de reprendre ses études. En revanche, elle refuse catégoriquement de l’y contraindre. Attentive et généreuse, Shirley est une fée inespérée de cette nouvelle excursion de JoAnne dans la vie de la rue. L’adolescente découvre que cet ange gardien tombé du ciel est une femme trans, lors d’un épisode bref, narré avec une simplicité dénuée de malice ou de sous-entendus ; si elle rit après coup, c’est de sa propre ignorance des réalités trans.

De manière encore plus anodine, Assata sème dans le récit quelques indices permettant de comprendre que Shirley est travailleuse du sexe, sans le formuler explicitement. Elle s’abstient de toute forme de sensationnalisme, de voyeurisme, de digression fantasmatique ou de considérations générales sur le sujet : Shirley est extrêmement discrète, allusive sur son travail et par respect de ce choix, Assata le reproduit jusque dans le récit.

Au cours de cette même fugue, JoAnne se retrouve à travailler dans un bar comme entraîneuse. Là encore, un fort lien de sororité et d’affection se noue avec ses collègues qui pour un bon nombre d’entre elles prolongent les interactions avec les clients vers des services sexuels tarifés. Ces sœurs-là également, à l’instar de Shirley, pressentent qu’elle ment sur son âge véritable et développent différentes formes d’attitudes bienveillantes et protectrices à son égard.

Assata, Une autobiographie, photo : PMN Editions

Une affirmation radicale de sororité

Bien que l’Autobiographie soit un livre assez volumineux, de nombreuses périodes de la vie d’Assata sont éludées. Dans cette existence, riche d’aventures plus ou moins incroyables, la matière ne manque pas. Il y a de nombreux silences, comme sur les activités de la Black Liberation Army par exemple, des vides dans la chronologie, des ellipses narratives ; on trouve des sauts dans le temps de plusieurs années. Le choix de raconter Shirley, son travail au bar, ses collègues, a donc un sens affectif et politique fort.

Assata, révolutionnaire noire irréductible parmi les plus célèbres et les plus populaires, a choisi de faire d’une femme trans noire travailleuse du sexe l’un des personnages les plus protecteurs, enchanteurs de son récit d’enfance. Elle est en opposition radicale avec les lieux communs transphobes qui associent transidentités et prédation sexuelle, et dans le rejet absolu de toute forme de politique de respectabilité.

Il s’agit non seulement d’une puissante affirmation de sororité, mais aussi d’une leçon d’unité et de solidarité noires, de panafricanisme véritable. Elle attaque les affinités sélectives qui fragmentent les communautés noires et l’on peinerait à trouver d’autres récits de révolutionnaires noir·e·s de la même époque qui fassent preuve d’autant d’intégrité et d’authenticité.

L’épisode de Shirley, du fait de sa situation dans le récit, permet de liquider sans la moindre ambiguïté la rhétorique détestable de toute une frange du militantisme noir radical sur la dévirilisation de l’homme noir, et ses ressorts, plus ou moins explicites, homophobes et transphobes.

Ce chapitre est également une ode à toutes les femmes qui sont au bas de l’échelle sociale, ces femmes qui bataillent dans les économies de survie — parmi lesquelles le travail du sexe — qu’elle retrouvera en prison et qu’elle considérera toujours avec la plus grande des tendresses sororales.

Rengaine plantationnaire

Ce n’est pas un hasard que ce chapitre dont la colonne vertébrale est la sororité noire soit aussi l’espace de constats importants sur les relations entre les femmes noires et une partie des hommes noirs.Parmi les hommes Noirs que j’ai rencontrés dans le Village, beaucoup étaient obsédés par les femmes blanches. Certains vous disaient sans détour, « Aaah, ça me branche pas les noiraudes. Je préférerai toujours de la blanchette, sans hésiter. » Quand je leur demandais pourquoi, ils disaient que les femmes blanches étaient plus douces, que les femmes Noires étaient méchantes, les femmes blanches plus compréhensives, les femmes Noires plus exigeantes. L’une des choses qui me mettaient hors de moi, c’est quand ils traitaient les femmes Noires de « Sapphires»2. « Vous savez comment vous êtes, vous les négresses, des Sapphires malveillantes. » Beaucoup de ces gars m’auraient marché sur la tête rien que pour approcher une femme blanche. (p.166-167) Dans ce même chapitre, JoAnne raconte comment elle parvient à échapper de justesse à un viol collectif. Cette haine, sans raison, sans justification, de la part de garçons qu’elle rencontre pour la première fois, choque et interpelle la jeune adolescente et l’amène à jeter un regard neuf sur les relations entre les hommes noirs et les femmes noires. Plus je regardais comment les garçons et les filles se comportaient, plus je lisais et plus j’y réfléchissais, plus j’étais convaincue que ce comportement remontait en droite ligne à la plantation, du temps où les esclaves étaient encouragés à se venger de leur vie de souffrance sur les leurs plutôt que de s’en prendre à leurs maîtres. Les maîtres nous ont appris que nous étions laids, de la sous-humanité, dépourvus d’intelligence, et beaucoup d’entre nous le croyaient. Les Noirs sont devenus des animaux reproducteurs : des étalons et des juments. Une femme Noire était une proie facile pour n’importe qui, n’importe quand : le maître ou un invité de passage ou le premier bouseux blanc qui la désirait. Le maître lui ordonnait d’en avoir six avec cet étalon-ci, sept avec cet étalon-là, dans le but d’augmenter son stock. Elle était moins qu’un homme, moins qu’une femme. Un croisement entre la putain et la bête de somme. Les hommes Noirs ont intériorisé l’opinion de l’homme blanc sur les femmes Noires. Et, si vous voulez mon avis, beaucoup d’entre nous agissent toujours comme si nous étions encore sur la plantation avec le maître blanc qui tire les ficelles. (p.171)

C’est parce qu’elle aime sincèrement et pleinement son peuple, qu’Assata reconnaît et nomme les dynamiques de dominations internes aux communautés noires, qui les fragmentent — occasionnellement ou durablement — en classes. Elle juge sans accommodement celles et ceux qui exercent de la violence à l’égard d’autres noir·e·s ou en tirent profit de quelque manière que ce soit : les noir·e·s flics, la bourgeoisie, les machistes, les leader·euse·s tyranniques. Elle refuse de passer sous silence les réalités gênantes par stratégie, crainte ou pudeur déplacée. Elle ne protège pas les égos, ne fournit pas d’excuses même si elle s’applique à trouver des explications, pour avancer et donner de la force, autant que faire se peut, aux communautés noires.

Conclusion

Chez Assata Shakur, une éthique d’amour et d’extrême franchise est inextricablement liée à l’engagement politique révolutionnaire. C’en est même le préalable : les raisons de son incapacité à faire semblant, à tricher avec ses propres valeurs. Et cette forme de radicalité est une leçon à méditer pour celles et ceux qui construisent des militantismes excluants sur des définitions restrictives, étriquées de l’identité noire, de la solidarité de classe et de l’agir révolutionnaire.

Elle doit aussi interpeller positivement les personnes trans (les noires et les autres) qui se tiennent à distance de luttes fondamentales contre la suprématie blanche et les violences d’État.

À titre personnel, je chéris depuis des années la précieuse affection de Fatou et Ramata Dieng. Ces deux sœurs de Lamine Dieng, assassiné par la police du XXème arrondissement luttent inlassablement depuis 2007 contre les violences d’État, que ce soit au sein du collectif de familles Vies Volées ou du Réseau d’Entraide Vérité et Justice. Au nom de leur petit frère.

Elles ont été aussi pour moi, dans la transition et au-delà, les meilleures des sœurs, et m’ont procuré amour et force. Et elles ne sont pas les seules3

Assata Shakur étant aujourd’hui âgée de 74 ans, Shirley si elle vit encore est en conséquent une très vieille dame… Elle reste en tous cas un mystère entier, une déflagration bienfaisante, une sœur étoile filante dans un ciel plein de vies trop rarement racontées, que l’on regarde passer, le cœur débordant d’émotions.

Michaëla Danjé (octobre 2021)

1 Assata est née JoAnne Deborah Byron, c’est adulte qu’elle se renomme Assata Shakur.

2 Représentation caricaturale des femmes Noires qui les dépeint comme grossières, bruyantes, malveillantes, têtues et dominatrices. Le nom provient de Sapphire Stevens, personnage de Amos et Andy, une série américaine qui se déroule à Harlem, remplie de clichés négrophobes, diffusée d’abord à la radio puis à la télévision de 1928 à 1960.

3 http://www.cases-rebelles.org/quand-les-combats-s-articulent-ramata-dieng-et-assa-traore-a-propos-de-la-place-des-soutiens-queer-et-trans/